Cahiers anecdotiques de la Banque de France

LAMIRANDE

LAMIRANDE

Cahiers anecdotiques de la Banque de France

L’AFFAIRE LAMIRANDE OU LE CAISSIER INFIDÈLE

Une chronique de l’année 1866

« On a signalé qu’un habile chimiste, M. Pasteur, avait découvert que l’altération des vins provenait de la présence de ferments organisés se développant à la surface lorsqu’ils sont acides. » Journal de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Vendée. « Gazette des provinces de l’Ouest » 12 janvier 1866.

UNE VOCATION TARDIVE

Lamirande, tel que dépeint sur le mandat d’arrêt du 13 mars 1866, dressé par le juge Henri Jolly, mesurait 1,68 m environ, avait le front découvert, le nez mince et effilé, les yeux châtain foncé très vifs, la bouche ordinaire, les cheveux très noirs et grisonnants, la barbe noire, le teint bilieux et olivâtre, la démarche vive, le type méridional. Signe particulier, une canine du côté gauche était cariée et à moitié brisée, détail qui permettra de l’identifier à New York.

Nous avons deux photographies de lui. L’une, prise par Alfred Sarrault à Constantine pendant son service militaire, le montre revêtu du dolman de chasseur d’Afrique : il fait penser à Esterhazy dans l’affaire Dreyfus. Au verso, un ami a écrit : « Au brave Ernest ! pêt-pep ! ».

La seconde photographie, prise à Poitiers par Alfred Perlat, sera reproduite à l’usage de la police et des enquêteurs : Lamirande est assis devant un décor peint, dans une pose décontractée. Il porte un nœud papillon, tient un cigare entre ses doigts ; c’est apparemment le « viveur » dont parlera son directeur.

Ernest-Charles-Constant Surreau de Lamirande, dit Lamirande, est né à Civray (86) le 28 octobre 1823 à 15 heures, fils de Célestin Surreau de Lamirande et de Anne-Eulalie Serph. Son père, d’abord avocat puis juge à Civray, s’est établi banquier à Poitiers, associé à C. Thibaudeau. Leur établissement, au capital de 300000 francs, est la plus petite des quatre banques existant à Poitiers en 1857, mais elle est « sagement conduite ».

Le fils Lamirande a fait des études de droit et se destinait à la magistrature. En attendant, il a choisi de travailler six ans à la banque paternelle, trois ans à la comptabilité et trois ans comme caissier.

Dès que la nouvelle de la création d’une succursale de la Banque à Poitiers s’est précisée, soit six mois avant le décret impérial et deux ans avant l’ouverture matérielle, Ernest Lamirande, par lettre du 8 juillet 1856, a postulé à l’emploi de caissier, fort de son expérience et de ses connaissances. Et sur la lettre de candidature même sont venus l’appuyer deux députés de la Vienne, Beauchamp et Bourlon, le président du Tribunal de Commerce Turrault (également banquier), le maire de Poitiers Grellaud, le président de la Chambre consultative, Pavie fils aîné. D’autres recommandations suivront, dont celle d’Achille Fould, alors ministre d’État et de la Maison de l’Empereur, mais ci-devant (1849-1852) et futur (1861-1867) ministre des Finances.

Or, « on ne pouvait débuter par le grade de caissier » et le directeur Bailly affirmera, dans sa déposition du 20 mars 1866, avoir fait d’expresses réserves, instruit de « funestes résultats dans une autre succursale » (à Besançon en novembre 1856). Mais la pression devait être forte et Lamirande fut choisi.

Il prit service à la Banque le 3 janvier 1857 et à la succursale seulement le 2 août 1858, jour de l’ouverture ; il ne fut rémunéré par le comptoir qu’à compter de cette date. Avait-il entre temps été parfaire sa formation au Siège ou dans un autre comptoir ? Ce qui est certain, c’est qu’il mit vite sa connaissance de la place au service de son employeur et ce pour l’achat de l’immeuble destiné à abriter la nouvelle succursale. Dans une lettre du 15 mai 1857, il s’offre à négocier avec les propriétaires exigeants. Dans une autre du 29 août, il transmet les prétentions du vendeur Albert. Quand on sait que ce dernier, entre deux rencontres, majora son offre de 25000 francs, et qu’il vendit 107500 francs un bien acheté 50000 francs à peine un an auparavant, on doit se demander après coup si Lamirande n’a pas perçu dans l’affaire une quelconque commission.

Lamirande a-t-il été d’abord un bon caissier ? On peut le penser, car le directeur le propose pour une augmentation de traitement en 1860, sans succès immédiat, mais le gouvernement de la Banque ne pêche pas, en une période de vaches maigres, par excès de générosité. L’année suivante, instruit par l’expérience, le directeur hésite. En 1866, Lamirande perçoit toujours, comme à ses débuts, 3 000 francs par an auxquels s’ajoute une indemnité « au comptable » de 1000 francs.

Lorsque le scandale éclatera, le directeur Bailly s’avouera surpris de l’importance du délit, mais ne montrera pas un étonnement naïf. Il écrira le 19 mars au Secrétaire général Marsaud : « J’ai été trompé comme tous, plus que tout le monde par l’art infernal de ce Lamirande qui avait le génie du mal, et avec lequel j’étais en discussion constante pour arriver à lui faire faire à peu près son travail. Vous vous rappelez tout ce que je vous en ai dit … ». Et le même jour au gouverneur Rouland : « … un caissier que je n’ai pas choisi, que je ne voulais pas, et dont plusieurs fois j’ai demandé verbalement le changement ».

Chaque année la succursale faisait l’objet d’une vérification, où alternaient les inspecteurs Cordier et de Lisa. Cordier reste concis et superficiel ; de Lisa est plus perspicace sur les hommes.

En 1859, il écrit : « Le caissier, M. Lamirande, complètement étranger aux travaux de la Banque jusqu’au moment de son entrée en fonction, remplit cependant convenablement celle que vous lui avez assignée ».

En 1861, il est plus nuancé : « en vous parlant avec quelques réserves du caissier, M. Lamirande, je ne voudrais pas que mes expressions dépassassent ma pensée. M. Lamirande appartient à une famille très honorable, c’est un homme instruit et bien élevé ; mais destiné par ses études à la magistrature et quoique fils de banquier, étranger aux errements de la Banque et plus encore, naturellement, aux traditions de l’administration à laquelle il appartient depuis trois ans, il ne semble pas avoir encore emboîté le pas, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Son travail laisse à désirer, sinon moins d’exactitude, du moins plus de soin et j’ai dû lui prescrire de tenir lui-même son journal de caisse dont il confiait la transcription au garçon Guillemin. »

Enfin en 1863, il se répète : « quant au caissier M. Lamirande, fils d’un honorable banquier de la place, nommé d’emblée à l’emploi qu’il occupe sans être passé par les grades inférieurs et après s’être dirigé d’abord vers la magistrature, c’est un de ces esprits résistants dont j’ai parlé plus haut. Il ne semble pas encore rompu aux errements de notre administration ; il a pourtant de l’ambition, mais elle ne semble pas suffisamment justifiée ».

Cordier et de Lisa seront au moins d’accord pour dire que la caisse de Poitiers contient trop de billets. Leur confrère de Jancigny écrira le 30 mars 1866 : « Poitiers est un réservoir où viennent affluer de nombreux capitaux. Malgré des expéditions fréquentes …, l’encaisse alimenté par un excédent…, ne tarit pas et se reforme au contraire avec une étonnante rapidité ». Il est vrai aussi que la situation de Poitiers sur la ligne Paris-Hendaye lui permet de servir de réserve pour d’autres succursales, ce qui sera le cas notamment pendant la guerre de 1870-1871. Découvrez le merveilleux Cahiers anecdotiques de la Banque de France N°1 de Didier Bruneel.

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