NUMISMATIQUE
MANUEL DE NUMISMATIQUE FRANÇAISE
(A. BLANCHET ET A. DIEUDONNÉ)
PRÉFACE
Sanz monnoye ne pourroit estre le
monde bonnement gouvernez ne faire
droite égaulté à chacun de ce qui est
sien. (Ordonn., VIII, 103.)
Le présent ouvrage numismatique était déjà très avancé au mois de juillet 1914 ; en dépit des préoccupations créées par la guerre et malgré des difficultés de toutes sortes, il a été heureusement achevé et imprimé en l’année 1915. On se demandera si les terribles événements qui se sont déroulés, qui se déroulent encore, laissent une place légitime aux paisibles études dont nous nous réclamons. Cependant plus d’une raison milite en faveur de la numismatique
et de la numismatique française en particulier.
A la façon dont nous la comprenons, les annales de notre pays, le passé de la France y sont intimement liés; or jamais l’histoire n’a été si vivante qu’en ce temps-ci. Puis, quelle meilleure application de l’esprit critique que ce genre de recherches ! Le libre examen est pernicieux dans les domaines qui touchent de près à l’action, où l’esprit de foi et d’obéissance sont de rigueur; sur le terrain de l’érudition au contraire, il est fécond et prépare le progrès scientifique de demain.
Les monnaies des rois de France n’ont pas la variété ni la valeur artistique des monnaies grecques et romaines; elles parlent peu par elles-mêmes, et l’on a besoin des textes pour les interpréter. Mais, si l’intérêt se déplace, est-ce à dire qu’il en devienne moindre ? L’érudit qui s’attaque aux monnaies grecques a beau jeu ; les témoignages des historiens et des littérateurs de l’antiquité, souvent peu experts dans notre science, peuvent confirmer sa recherche, mais il les rejettera s’il a sous la main, dans le médaillier, de quoi les récuser.
Tout différent est le texte du moyen âge.
Il émane de l’autorité ; lors même qu’il n’a pas reçu sa pleine exécution, il reste acquis; il se dresse face aux monnaies, et toujours son témoignage doit être reçu et pesé. Avouons que la Numismatique par excellence est celle des
monnaies qui se suffisent à soi-même; mais ajoutons que la nôtre a sa discipline et sa beauté. Le texte « empêche les écarts de l’imagination, guide l’esprit, donne à l’argumentation une base inébranlable ».
Aidées ou contrôlées par les textes, les Monnaies Royales Françaises n’ont pas encore conquis la place à laquelle elles ont droit.
Pourtant, les monnaies françaises nous apprennent beaucoup sur l’histoire. Un numismate, Buhot de Kersers, a prononcé en leur faveur un plaidoyer où il fait ressortir quelques-uns des genres d’intérêt qui s’y attachent. Parlant de la numismatique royale : « Les invasions anglaises, dit-il, se manifestent par les belles monnaies que frappent les monarques britanniques pour leur royaume de France ; elles rendent tangible le danger que courut alors la nationalité française et le degré d’abaissement initial de ce Charles VII qui allait devenir le Victorieux », et plus loin: « Les innombrables pécules du XVIème siècle, cachés dans les vieilles maisons, accusent les angoisses des Guerres de religion, éclatant comme un orage terrible dans une société déjà enrichie et pacifiée. Les monnaies de l’Espagne, qui y abondent, nous montrent, non par une vaine métaphore, mais par une réalité palpable, l’or de l’étranger intervenant dans nos luttes civiles. Les innombrables pièces de Charles X, le roi de la Ligue, donnent à cette royauté, à peine signalée par l’histoire, une apparence tout autrement sérieuse, et nous font mieux sentir la force des obstacles qu’eut à surmonter le Béarnais. »
On pourrait ajouter que l’abaissement du titre et la multiplicité des ateliers sont, dans les temps de guerre civile, des indices précieux ; que l’apparition d’emblèmes provinciaux, suivie, avec des retours de fortune, de leur disparition progressive, est comme le miroir où se réfléchissent les vicissitudes de la formation de notre unité nationale ; que la grandeur du régime inauguré par Richelieu se manifeste par une rénovation monétaire et que les malheurs de la fin du règne de Louis XIV ont laissé leur trace dans les surfrappes. Le champ est vaste, on le voit, qui s’ouvre à la critique historique.
Si l’on sort de l’histoire proprement dite, l’abandon des types religieux au XVème siècle et de la croix elle-même au XVIIIème siècle, n’est-il pas l’indice frappant du terrain progressivement perdu par la religion dans le domaine politique et civil ? L’adoption du portrait sous François 1er ne met-il pas en relief, mieux que de longs discours, l’influence désormais prépondérante de la Renaissance ? Et que dire enfin des renseignements que nous apporte la monnaie sur l’histoire économique et financière ?
Par contre, on reproche aux monnaies françaises d’être souvent usées et peu plaisantes: nombreux sont les Testons de François Ier et de Charles IX de conservation ou de frappe détestable ; mais la recherche et la publication des beaux exemplaires dans les ventes de ces dernières années tendent à faire disparaître ce préjugé.
On reproche enfin aux monnaies françaises d’être difficiles à étudier, faute d’un guide pour s’y reconnaître ; c’est à pareil défaut que tentera de remédier notre Manuel. Il n’est, à vrai dire, que le résumé et la mise en valeur des innombrables travaux, jusqu’ici trop dispersés, de nos devanciers.
NUMISMATIQUE | LE DROIT DE MONNAIE
Laisons de côté, pour l’instant, les débuts de la monarchie capétienne, alors que la décentralisation, qui avait marqué la fin de la dynastie issue de Charlemagne, faisait de l’élu des féodaux, même reconnu roi, une sorte de seigneur local; considérons les institutions dans leur plein développement. Certains barons conservèrent des droits de monnayage ; les ducs de Bretagne, de Bourgogne, de Lorraine, les comtes de Flandre et de Provence usèrent largement, sur les frontières, de cette prérogative, que les légistes s’appliquèrent sans relâche à restreindre et à détruire; cette œuvre était achevée au milieu XVIIème siècle.
Parmi les princes apanagistes, Philippe le Long et Charles le Bel, fils de Philippe IV, furent les derniers qui exercèrent le droit de monnaie ; la tentative des ducs de Bourgogne de la seconde race pour s’arroger ce privilège dans le royaume sera étudiée en son lieu ; le cas de Charles, frère de Louis XI, en Guyenne, fut exceptionnel, et Louis XI, avant son avènement, fut le dernier dauphin effectif.
Les provinces, à mesure qu’elles étaient réunies au domaine, conservèrent certains privilèges. Le roi a pu être obligé :
1° De laisser le contrôle de la fabrication aux Chambres des comptes et aux Parlements provinciaux ;
2° De frapper des monnaies divisionnaires dans le système du pays (Bretagne, Dauphiné, Provence, Bordeaux) ;
3° D’ajouter sur ses propres pièces, à son titre de roi, celui de duc, ailleurs celui de comte ;
4° De maintenir une devise locale (Bretagne, Navarre) ;
5° D’associer les armes provinciales à celles de France.
Quelques servitudes féodales sont aussi à signaler: outre celles des premiers temps, nous savons qu’à Angers, à Bordeaux, le roi devait abandonner à des religieux une partie de son bénéfice.
Toutes ces concessions furent transitoires. En somme, l’exercice du Droit de monnaie, res juris regalis, tendait à se concentrer exclusivement dans la main du Roi, qui représentait l’État et qui, donnant sa garantie par l’empreinte, retenait en échange le bénéfice appelé seigneuriage. Les États généraux du XIVème siècle et les Parlements du temps de la Ligue s’efforcèrent, en vain, d’imposer leur contrôle. Le roi gère sa monnaie comme ses autres revenus.
Ayant le droit de frappe, il a celui de modifier les espèces, et ce droit de mutation se rachète par l’impôt dit rouage ou monéage. C’était un impôt triennal qui se levait dans les périodes de bonne monnaie et surtout de renforcement, pro relevatione monete. Sauf en Normandie, où elle datait du temps des ducs et était inscrite dans la Coutume, cette taxe était très impopulaire ; le peuple, rebelle à toute idée d’impôt permanent, préféra jusqu’à Charles VII endurer tous les maux causés par les mutations.
Obligés d’accepter la monnaie royale, les particuliers n’avaient pas, comme aujourd’hui, la liberté de faire convertir par l’État en cette monnaie les lingots dont ils étaient possesseurs. « Le roi avait le monopole, non seulement de la fabrication, mais du commerce qui se pratique par la conversion des matières d’or et d’argent en monnaies et par la mise de celles-ci en circulation ». C’est le roi qui était juge des besoins du royaume.
Estimait-il que le peuple manquait de petite monnaie, en désirait-il lui-même pour ses aumônes, il faisait « grand planté» de monnaies noires ; avait-il à payer ses soldats, il frappait le Gros pour les gens d’armes (Charles VII) ou le Teston pour les Suisses (François 1er) ; afin de payer une rançon à l’ennemi, il fabriquait l’or (Jean II, François Ier) ; d’autres fois, il ordonnait une émission extraordinaire dans une ville frontière comme Tournai, pour attirer le métal (Louis XI, Charles VIII). A chaque émission, l’autorité désignait expressément les ateliers qui devaient y prendre part. Les foires de Chalon-sur-Saône, de Briançon donnaient lieu à des frappes spéciales, comme les grands concours de peuple de l’antiquité.
La fabrication n’avait donc pas la régularité et la continuité qui la caractérisent aujourd’hui. A ce point de vue le monnayage de l’Ancien régime ressemble à celui des Gaulois, des Grecs et des Romains, mais plus on s’approche de la fin du XVIIIème siècle, plus les choses tendent à se passer pratiquement comme de nos jours.